Portrait de pharmacienne, Leila Bekkouche Makhloufi : Une vie entre professionnalisme, art et humanitaire de Tebessa à Alger

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Portrait de pharmacienne, Leila Bekkouche Makhloufi : Une vie entre professionnalisme, art et humanitaire de Tebessa à Alger

Dans une Algérie post-indépendance où les femmes évoluaient entre tradition et modernité, certaines personnalités ont tracé leur voie avec une détermination exemplaire. Leila Bekkouche Makhloufi incarne parfaitement cette génération de pionnières. Pharmacienne dévouée, artiste talentueuse et militante engagée, son parcours épouse l’histoire d’une Algérie en pleine métamorphose, oscillant entre héritage traditionnel, renaissance nationale et évolution professionnelle. De sa pharmacie à Bab El Oued ouverte en 1975 jusqu’à ses créations florales exposées à Moscou, en passant par ses combats syndicaux pour valoriser la profession pharmaceutique, son histoire témoigne d’une femme qui a brillamment conjugué expertise scientifique et sensibilité artistique, tout en demeurant profondément ancrée dans les réalités sociales de son pays, dévouée à la santé de ses patients et au bien-être des enfants cancéreux. Ce portrait retrace son parcours, depuis une enfance marquée par la perte tragique d’un père martyr de la révolution, jusqu’à sa retraite en 2018, en mettant en lumière les valeurs fondamentales qui ont guidé son engagement.

Une enfance dans l’Algérie en lutte : Tébessa, racines historiques et familiales. Née à Tébessa, l’ancienne cité Numide devenue la Thevest romaine, Leila Bekkouche grandit dans une cité au patrimoine punique et romain millénaire. Les nombreux vestiges  retrouvés, prouvent une occupation dès l’époque pré et protohistorique. La ville est riche de son patrimoine archéologique. Durant l’antiquité, ce fut une ville punique importante et Thevest fut érigée en colonie sous Vespasien à la fin du Ier siècle, et était reliée vers l’ouest, par une voie romaine, à Mascula (Khenchela), Thamugadi (Timgad) et Lambaesis (Lambèse). La ville offre de nombreux sites et monuments classés comme l’amphithéâtre, l’Arc de Caracalla le seul exemple d’arc antique encore debout possédant quatre faces avec l’arc de Janus à Rome, la basilique qui témoigne du centre de pèlerinage que fut Thevest dans l’antiquité, le rempart byzantin toujours visible construit au VIe siècle par Solomon, le temple.

Tebessa fut aussi au cœur des mouvements indépendantistes algériens avec des militants de tous les partis nationalistes UDMA, PPA-MTLD, PCA, Association des Ulémas musulmans algérien, ce qui lui permit d’avoir durant les élections municipales d’octobre 1947, un maire musulman. Elle compte parmi ses enfants, l’éminent savant musulman le Cheikh Larbi Tebessi  fondateur des Oulama, l’un des plus anciens compagnons du Cheikh Ibn Badis. Il s’est engagé en faveur de la liberté du peuple et a été plusieurs fois emprisonné et torturé par l’armée d’occupation. Il avait été kidnappé par l’armée coloniale en 1957, son corps n’a jamais été retrouvé. La ville qui a vu grandir le grand penseur algérien Malik Bennabi auteur de nombreux ouvrages qui ont abordé des thématiques comme les causes du déclin des sociétés musulmanes. Leur portée a dépassé les frontières. Il prônait la renaissance intellectuelle et spirituelle du monde musulman. Le père de Leila, El Mekki Bekkouche, était un militant nationaliste. Il a été exécuté par les forces coloniales en février 1957, devant la maison familiale. Il laissa derrière lui une veuve et cinq orphelins, dont Leila, alors âgée d’une dizaine d’années seulement. Cette tragédie familiale, a profondément marqué sa jeunesse, en forgeant en elle une résilience exceptionnelle et un sens aigu de la justice. Pour honorer la mémoire de son père, les autorités locales ont inauguré une rue à Bekkaria qui porte désormais son nom, perpétuant le souvenir d’un assassinat qui ne doit jamais sombrer dans l’oubli de la glorieuse histoire des martyrs.

Études et reconversion : Du commerce à la pharmacie. Après l’obtention de son baccalauréat au lycée d’Annaba, elle intègre l’École Supérieure de Commerce (ESC) d’Alger. Très vite, elle est insatisfaite de cette orientation professionnelle, son regard est alors irrésistiblement attiré par l’imposante faculté d’Alger. Elle décide courageusement de se réorienter vers la pharmacie, suivant ainsi une voie médicale comme sa sœur étudiante en médecine. Elle intégrera le département de pharmacie, où elle côtoiera des personnalités qui marqueront également la profession, notamment Abdallah Serrar, Yacine Djouini, Douaifia Mansouf et bien d’autres.

L’installation à Bab El Oued et l’engagement pharmaceutique  1975 : Une officine au cœur d’un quartier emblématique. Son diplôme acquis, c’est en 1975 qu’elle ouvre sa pharmacie à Bab El Oued, quartier populaire et historique d’Alger, à proximité immédiate de l’hôpital Maillot. L’officine qu’elle reprend est ancienne, dotée d’équipements d’apothicairerie témoignant d’un riche patrimoine scientifique, un véritable musée. Elle s’impose rapidement comme une professionnelle respectée, cultivant des relations de confiance avec le corps médical et ses patients. À cette époque, où le pharmacien représentait une figure centrale et rassurante du quartier, ses absences  même suscitaient l’inquiétude des habitants.

Transmission et syndicalisme : Défendre la profession. Fermement convaincue que le rôle du pharmacien dépasse la simple dispensation de médicaments, elle accueille régulièrement des étudiants pour leur transmettre principes, éthique et bonnes pratiques. Elle participe également activement aux formations continues organisées par les associations professionnelles, dominée à cette époque par l’Union Médicale Algérienne et l’association de FMC du Dr Boulbina. Au cours des années 90, lorsque la législation autorise la création de syndicats indépendants, elle rejoint les fondateurs du mouvement. Elle participera à une réunion historique à la Villa du Traité d’El Biar, aux côtés de Hakima Rezkallah Nouar, Omar Mehri et d’autres figures emblématiques, pour établir les fondements du premier syndicat libre des pharmaciens d’officine. L’année suivante, en 1997, alors qu’elle s’apprête à s’installer à Moscou auprès de son époux diplomate, elle marquera une pause à son élan syndical. À son retour en Algérie, elle intègre le bureau syndical d’Alger, où elle défend avec ardeur les droits des pharmaciens face aux défis du tiers payant, des nouvelles installations et des agences ENDIMED.

Moscou, l’art floral et l’humanitaire, Une artiste en terre étrangère. À Moscou, loin de son officine, elle développe pleinement sa passion artistique : l’art des compositions florales. Ses créations, élaborées à partir de plantes séchées et préservées grâce à des techniques qu’elle maîtrise parfaitement en tant que pharmacienne, sont exposées à l’Ambassade d’Algérie. Ses œuvres, remarquées par les autorités russes, lui valent même une proposition de formation spécialisée pour donner un nouveau souffle à ses créations. Malheureusement, des problèmes de santé la contraindront quelques années plus tard à abandonner cette activité, mais elle conserve de cette période le souvenir d’un épanouissement artistique incomparable.

L’engagement humanitaire. En plus de son activité officinale, elle consacre son énergie au soutien des enfants atteints de cancer, organisant des collectes de fonds pour l’achat d’équipements médicaux et de différentes denrées alimentaires. Ces initiatives, bien que modestes à son échelle, apportent un réconfort précieux aux familles éprouvées et demeurent pour elle l’une des expériences les plus enrichissantes de son existence.

La retraite et une vision critique de la pharmacie moderne, 2018 : La difficile cessation d’activité. En 2018, après plus de quatre décennies d’exercice, elle finit par céder son officine. Elle tourne alors une page de son histoire, une occasion pour tirer un bilan professionnel. Elle observe avec regret les transformations survenues dans la profession : la relation pharmacien-patient s’est progressivement distendue, le modèle économique de la pharmacie s’est davantage commercialisé, et l’éthique a souvent été reléguée au second plan.

Un plaidoyer pour une pharmacie orientée vers les services de soins. Pour elle, l’avenir de la profession repose sur une revalorisation fondamentale du rôle du pharmacien, non plus comme exerçant une simple activité commerciale, mais comme acteur essentiel de santé publique. Elle appuie le modèle suisse, où les pharmaciens sont rémunérés pour leurs conseils et l’acte pharmaceutique, et préconise l’implémentation de ce système en Algérie. Elle encourage également la création de groupements de pharmaciens qui permettraient de mutualiser les ressources, de porter collectivement une vision plus humaniste de la profession et une professionnalisation du circuit du médicament.

Un message aux jeunes générations. Dans un ultime conseil, elle adresse un appel vibrant aux jeunes diplômés : « Notre métier est une mission. Ne laissez jamais les impératifs commerciaux éclipser l’éthique professionnelle. Soyez à l’écoute attentive des patients, transmettez votre savoir avec générosité, et n’oubliez jamais que derrière chaque ordonnance se trouve une personne qui place sa confiance en vous. »

Conclusion : L’héritage d’une pionnière

Leila Bekkouche Makhloufi lègue bien plus qu’un simple parcours professionnel : elle incarne un modèle de persévérance, d’engagement et de polyvalence. Pharmacienne rigoureuse, artiste sensible, militante syndicale et humaniste convaincue, elle a traversé les époques sans jamais compromettre ses convictions profondes.

Son histoire nous rappelle que la pharmacie transcende la simple science pour devenir un art véritable – celui de l’écoute, du conseil et de l’accompagnement humain. Un message d’une actualité saisissante dans un monde de plus en plus connecté et où la santé risque parfois d’être réduite à une simple marchandise.

Abdellatif Keddad
Abdellatif Keddad
Journaliste médical
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